Poème calligraphié par l'empereur Huizong

Anthologie bilingue de la poésie chinoise tardive : Vent du Soir

Poèmes chinois

Remarques sur des traductions

En guise d’introduction

Le traducteur de chinois classique – la traductrice souvent, car les dames sont fort actives dans le domaine – est quelqu’un qui réfléchit au cours de sa tâche de traduction, bien au-delà de ce que le texte sur l’établi lui impose. La nature de la langue d’origine, à peu près unique dans son genre et très différente de la langue indo-européenne dans laquelle s’effectue la traduction, la distance culturelle, historique et tout simplement temporelle qui sépare l’époque de création des œuvres originales de ce début du XXIème siècle où l’on s’efforce d’en transmettre l’essentiel, ce double ou triple grand écart amène des difficultés telles, qu’il est impossible de ne pas s’interroger sans cesse sur les principes qui peuvent justifier le choix très concret de tel mot, de telle expression, de tel « ton » qui va être rendu dans un texte français qui prétend constituer une « traduction », terme qui méritera certes d’être explicité plus loin, si l’on y parvient.


Il faut insister sur le fait que l’Universitaire ou l’Érudite (gratifiés généralement dans le domaine qui nous concerne de l’épithète, prestigieux et ésotérique à la fois, de « sinologues »), peuvent « se contenter » d’exposer leurs conjectures sur la nature et la signification des textes qu’ils ont sous les yeux en de longs développements complétés par des notes en bas de page (celles des sinologues, comme vous avez dû le remarquer si vous en avez déjà rencontrées, présentent la particularité d’être à plusieurs étages) : c’est là bien entendu un travail long et difficile, qui nécessité de grandes compétences, développées le plus souvent au cours d’une vie entière (car on ne saurait sérieusement consacrer moins d’une vie entière à la culture chinoise ! ), mais c’est un travail qui procède par accumulation d’indices linguistiques et historiques, de réflexions et de références bibliographiques (d’où les étages), et qui peut être nuancé autant que la difficulté du sujet rencontré l’exige.


Au contraire, le traducteur est censé (en première et insuffisante approximation) produire, à partir de l’œuvre originale, un texte qui en recèle non seulement le sens, mais aussi l’essentiel des caractéristiques dites « littéraires » : registre de langue, style et procédés d’expression, articulations du discours. Il peut, ou doit, remonter même jusqu’à l’état d’esprit et aux sentiments de l’auteur qui ont motivé la rédaction de l’œuvre traduite. Le texte traduit est donc censé constituer en quelque sorte une image « fidèle » (en quoi ? cela reste à préciser et c’est tout le problème) et liée étroitement à son origine. En tout état de cause, il n’est pas censé expliquer ni gloser, il n’en a ni la mission, ni surtout l’espace : son texte doit en principe se suffire à lui-même. Lorsque deux ou trois interprétations sont possibles, lorsqu’une allusion manifestement limpide pour un lettré chinois du XIème siècle et absolument absconde pour un lecteur français du XXIème siècle se présente, lorsque le vers, toutes gloses disponibles lues, reste hermétique, il faut bien choisir. Même si l’on ne peut lui reprocher d’adjoindre quelques notes de bas de pages, le traducteur doit faire des choix, prendre des décisions. En matière de langue chinoise classique, les décisions peuvent être difficiles.


Il m’a semblé intéressant, et même utile et souhaitable, pour les lecteurs des poèmes présentés dans ces pages qui s’interrogeraient éventuellement, mais à juste titre, sur la nature de la susdite « fidélité » et sur les relations qui se trouvent lier le texte original et la traduction, de décrire ici un peu plus en détail ce processus de passage. Par crainte que le plein des théories ne devînt aussi le vide de l’esprit, on se contentera de formuler, souvent dans le désordre où elles sont venues, quelques réflexions qui parurent assez lumineuses lorsqu’elles se levèrent, et paraîtront peut-être bien transparentes lorsqu’elles seront couchées ci-dessous. Et des couches, on en rajoutera au fil des travaux et des jours. Quant à la cohérence de l’ensemble, elle se dégagera peut-être, ou pas, de la spontanéité et de la sincérité des moments.


Et pour commencer voici le premier jet, un extrait de la présentation initiale des trente-six premiers poèmes du site :

La traduction comme moyen de découverte (avril 2006)

En effet, ce qui est présenté ici est avant tout le résultat d’une tentative pour embrasser plus étroitement la langue chinoise dont la difficulté, même dans sa version moderne, est l’extraction du sens. Car le mode naturel d’expression dans le monde chinois est fondamentalement allusif, et la poésie classique illustre tout particulièrement cette caractéristique. A deux niveaux : celui de la langue elle-même, le 文言 , qui laisse toute l’interprétation à la sagacité du lecteur ; et celui de la signification du poème et du contexte qu’il évoque. A l’opposé de la poésie déclamatoire française, on rencontre, ici même, des poètes chinois militants ou résistants, mais il n’y a pas de Roman Inachevé. Tout est allusion dans la poésie chinoise, et les réflexions sur le monde s’y formulent au détour de la peinture des paysages. Mais cette poésie discrète et délicate n’est ni conventionnelle, ni banale, ni fade : elle est plus souvent poignante, quand elle n’est pas folle. Ces gens ont écrit, à leur façon, mais de tout leur cœur, sans conteste.


Donc nous voici au pied du mur : caractères, phrases, poème, quel est le sens de tout ceci ? Comment ne pas se tromper d’allusion ? Puis : comment transcrire, pour un lecteur français, ce sens et ce sentiment sans dénaturer la spécificité expressive du poème, sans l’affadir, mais au contraire, en conservant la présence de l’auteur à travers les mots ? Voire plutôt : en la recherchant par la traduction, en la ranimant dans ce va-et-vient entre caractères chinois et mots français. Ici traduire ne serait plus trahir, mais faire renaître, mettre en œuvre la métempsycose ... Bel exercice ! Complètement utopique, bien entendu, et dans lequel on aura, hélas ! été assez heureux si l’on a pu éviter trop de contresens. Il reste que les traductions réalisées ici sont le résultat de cette confrontation avec des textes dans l’objectif d’en tirer le sens, tout en conservant une certaine tension poétique pour, surtout, ne pas les banaliser. On s’est ainsi efforcé de coller au texte chinois, de respecter si possible l’ordre des mots même ; mais, dans le choix du vocabulaire et de l’expression, on a parfois adopté des partis pris fort peu académiques : tout, plutôt que la fadeur et le néant.


Oui, les débuts ont ainsi souvent l’air des matins qui chantent.

Quand le traducteur est sommé d’expliciter sa démarche, cela peut donner ceci :


Sur le fondement et la nature de la « fidélité », à propos de la Ballade de Mulan (mai 2008, revu en octobre 2008)

Une idée simple mais importante (sur laquelle Marcel Proust tant insista) : pour un écrivain (et d'ailleurs quel que soit le talent qui lui est reconnu), la vie, la vraie vie, ou la vérité si l’on préfère, c'est la littérature, ce sont les mots, et les textes qu'on compose avec. Donc la rédaction d'un texte est, de ce point de vue subjectif que l’on se doit d’adopter lorsqu’on se penche sur les pages d’un écrivain, un évènement unique qui, dans l'histoire, a une signification et valeur particulières. C'est un moyen qu'a choisi quelqu'un (un texte a toujours un auteur) de conserver un moment de vie ou de vérité telles que lui ou elle les percevait, par le choix de certains mots. Traduire, dans ces conditions, c'est porter témoignage dans un autre contexte (mille ans après, dans une autre langue, très loin de là ...) de cet évènement littéraire subjectivement, et parfois même objectivement, unique,


(car rien, dans la littérature française, ni sans aucun doute dans le reste de la littérature mondiale, ne ressemble vraiment à ces vers « Sur un air lent » de la première moitié du XIIème siècle :


聲聲慢
 
尋尋覓覓    
冷冷清清    
凄凄慘慘戚戚  
乍暖還寒    
時候最難將息  
三杯兩盞淡酒  
怎敵他晚來風急

雁過也       
最傷心       
卻是舊時相識    
滿地黃花堆積    
憔悴損如今有誰堪摘
守著窗兒      
獨自怎生得黑    
梧桐更兼細雨    
到黃昏點點滴滴   
者次第       
怎一個愁字了得   

(李清照 « Sur un air lent »)



à la fois « Les sanglots longs… » de Verlaine pour le son et « Au creux néant musicien / Filial on aurait pu naître » de Mallarmé par le sens, où la poétesse, puisqu’il s’agit de 李清照, met en scène la recherche de l’expression sonore, des mots et des images de son chagrin ; et feint de constater l’échec du langage, chute tragique qui par contrecoup (elle le sait, bien sûr) signe l’éclatante mise au monde du poème, vide d’où surgit le plein comme la mandore de Mallarmé.)


… traduire, c’est manifester la vie qui a été en quelque sorte incarnée par l'auteur dans les mots-mêmes du message originel. Autrement dit, si un texte n'est ni vivant, ni vrai, alors pourquoi se donner tant de peine ?


C'est pourquoi la traduction d'un texte littéraire, idéalement :
- doit mettre en évidence le caractère unique et irremplaçable du texte choisi,
- doit exposer la vérité de l'auteur originel en s'efforçant de la reconstituer et de la rendre vivante au lecteur,
- doit transposer dans l'autre langue les intentions et procédés littéraires de l'auteur originel.


Sur ce dernier point, prenons l’exemple pour La Ballade de Mulan : si ce langage du « moyen-âge chinois », selon l’expression de Jacques Gernet, est simple et archaïque, il faut choisir des mots français simples et, pourquoi pas, évocateurs de notre moyen-âge. S'il y a des répétitions, il faut les conserver (non, un auteur fût-il anonyme ne répète pas un mot par hasard). Si les vers sont courts, il ne faut pas traduire en alexandrins ou en longues périodes. Si Mulan parle à la première personne quand elle rentre chez elle, parce qu'elle recouvre son identité véritable, (le texte décrit une véritable mue ! ), alors il ne faut pas utiliser la 3ème personne. Tout ceci paraît évident, mais il se trouve que ces règles élémentaires ont été souvent négligées.


Ainsi, pour traduire une œuvre littéraire, il faut réaliser (à défaut d’œuvre, puisqu’à l’impossible nul n’est tenu) une composition littéraire vivante, qui évite de banaliser le texte originel, et qui garde aussi la trace de ce qu’il fut dans cette autre langue dont il a été tiré (ce qui veut dire qu'on va malmener quelque peu la langue française : c’est inévitable, d’autant qu’elle aussi doit rester vivante). En tout cas s'y efforcer ! Ce qu’il faut au moins éviter, c’est de faire de la paraphrase dans un français conventionnel et un style platement enjolivé. Comme au temps des belles infidèles


Le problème subséquent est qu'au bout du compte, même en cherchant à pousser le français vers ses limites, il faut tout de même faire un texte compréhensible par un lecteur francophone. Et aussi vivant ! Et même si la littéralité, d'après ce qui précède, semble évidemment impérative, on ne peut pas la suivre jusqu'au bout, sauf, du coup, autre écueil, aller trahir l'auteur en rendant incompréhensible ou abscons quelque chose qui coulait naturellement dans la langue originale, en tout cas pour le lecteur ou la lectrice supposés. Autrement dit (qu'on me pardonne l'image : les poètes chinois n'étaient pas sobres), il faut faire du Bordeaux racé et agréable à boire, pas un breuvage à goût de médicament. C'est un problème difficile … C’est pourquoi la traduction d’œuvres littéraires n'est pas une science exacte, mais un processus tout à fait contingent et marqué d'arbitraire, porté par ce souci de faire renaître. Donc on cherche, on rature, on fait des compromis, ou on refuse d’en faire.