Nous présentons ici un commentaire de la traduction de la Chanson des corbeaux et des pies de Dame He.
Une expression poétique simple pour une fin tragique
Pour comprendre ce poème, il convient d’en préciser le contexte. Dans l’antiquité chinoise, à l’époque des Royaumes Combattants, forcée de quitter son époux Yan Ping pour devenir concubine d’un roi Song, Dame He préféra se suicider. En ce tragique destin, elle écrivit ce poème pour dénoncer sa situation et annoncer sa décision. L’austère brièveté du poème et le recours aux métaphores est un mode d’expression typique de la civilisation chinoise des époques anciennes.
Les deux quatrains qui se répondent sont constitués de vers de quatre caractères, ce qui, même en chinois classique, forme une unité très brève. Du fait du parallélisme, de très large emploi dans la littérature chinoise, le poème utilise seulement 25 caractères pour les 32 pieds du poème – ou syllabes, le chinois classique étant monosyllabique. Le langage est extrêmement simple, les caractères figurent parmi les plus courants de la langue chinoise et ce jusqu’à nos jours, si l’on excepte les phénix mâle et femelle 鳳凰, et le 妾 « concubine », terme de modestie consacré par lequel, dans les temps anciens, les femmes chinoises se désignaient elles-mêmes.
Les choix du traducteur pour préserver l'authenticité du message
La traduction, pour être fidèle à l’esprit du texte initial, doit évidemment prendre en compte cette brièveté, cette simplicité archaïque, cette retenue dans l’expression du drame. Nous avons donc tenté ici d’évoquer pour le lecteur francophone une chanson ancienne, en adoptant un rythme de 8 pieds pour chaque vers chinois, et en risquant quelques rimes.
Le choix d'une forme précise de ce type est, à notre avis, décisif dans un processus de traduction ; il a paru s’imposer ici pour rendre la signification littéraire de cette « chanson », mais en contrepartie, il imposera une contrainte forte sur la traduction.
Pourquoi 8 pieds ? D’une part, parce qu’on ne saurait faire plus court en français, pour rendre un texte chinois classique, que l’équivalence 1 caractère = 2 syllabes, sauf dans des cas très particuliers (dont 何處 qui se rend par « où » est un rare exemple). D’autre part, parce qu’inversement, faire plus long serait s’éloigner du caractère essentiel du poème : ce serait un grave contresens, si l’on nous suit, de traduire ici en alexandrins.
De fait, il semble que l’essentiel du sens soit rendu. On aurait même pu tenter de tenir 7 pieds, mais on perdait alors la parité qui distingue ces vers, donc une partie de la symétrie du texte original.
Ceci posé, la traduction s’est efforcée de rester au plus près de la lettre du texte initial, en conservant même quand c’était possible l’ordre des caractères. Cette discipline, nous nous l’imposons systématiquement – disons plutôt : aussi loin que le français nous le permet sans perdre le naturel du texte chinois original – pour repousser la tentation des « belles infidèles », c’est-à-dire d’une traduction qui perd de vue les spécificités de l'original pour tomber dans les travers de l’enjolivement, de l’éclaircissement ou de la glose.
Je m’attarderai par conséquent surtout dans ce qui suit à décrire les écarts, les points où la traduction a dû déroger à cette règle et renoncer à la littéralité.
La narration du premier quatrain
La difficulté la plus fréquente est l’ordre fondamental des expressions chinoises où le déterminant précède le déterminé, alors que c’est l’inverse en français : 南山 donne « montagne du sud ». Donc, dans les premiers vers du poème, l’ordre initial n’est pas respecté : « au Sud, le mont », possible parfois, est ici inadapté à ce qui suit. La préposition « sur » a été rajouté pour conserver une expression française naturelle, plutôt que par exemple « Montagne sud : voici l’oiseau ».
有 : « il y a … » trop long, sonne trop mal dans le contexte, d’où le choix effectué. « Sur le mont sud est un oiseau » est aussi possible. « Voici l’oiseau » accentue la façon dont la poétesse se désigne elle-même par cette image.
張羅 : littéralement « déployés filets » : impossible de ne pas inverser l’adjectif. Cela donne une phrase nominale, construction qu’on est souvent amené à considérer en chinois, et dont il ne faut pas abuser en français où elle est peu naturelle. Ici, cela permet de garder le rythme.
自 : caractère qui présente des sens variés, ici comme souvent sans aucun doute « de lui-même, spontanément », mais cela peut être aussi « mais, alors ». Dans le premier cas, ce serait l’expression claire de la volonté de Dame He d’échapper à son destin, fût-ce par la mort : je préfère ce sens. D’où le « s’en fut » suivi du verbe actif qui suggère l’autonomie active du sujet. Par contre, on a pris soin de garder l’ordre 自高 : « s’est » avant « si haut », même si « s’en fut voler si haut » tombe mieux.
L’enchaînement « si haut … que » est complètement implicite dans le texte initial où apparemment les vers sont simplement juxtaposés, mais dans la logique du chinois, toujours économe de mots de liaison, dans un distique, le premier vers détermine le second : ce procédé permet ici de lier les deux vers, ce qui convient mieux au français.
奈何 « qu’y faire ? » : de telles questions rhétoriques sont fréquentes dans les poèmes chinois. En liaison avec l’élément précédent, on s’est écarté ici de la littéralité pour adopter une expression qui a paru, en français, couler de façon très naturelle dans une forme de « chanson ancienne » sur laquelle on voulait ajuster la traduction – et qui colle tout de même au sens de l’original. À cet endroit a donc été prise en compte la forme littéraire et l’intention du texte de Dame He plutôt que le mot à mot.
La déclaration du second quatrain
La traduction du premier vers du second quatrain est presque littérale : pourquoi diable aller chercher plus compliqué ?
鳳凰 phénix mâle et femelle : des oiseaux divins dans la tradition chinoise. La perte ici dans le passage en français est irrémédiable, car l’aspect esthétique des deux caractères, dont la forme similaire évoque tout à fait le couple d’animaux, est impossible à rendre. Ce mot de phénix, par sa sonorité bizarre, conviendrait bien toutefois, mais ici on manque de place en français. Il faut faire des choix : « divins » et « souverain » riment (avec l’allitération en « v » en prime), et vont permettre d’exprimer le parallélisme des vers 2 et 4. « Roi » sonne trop mal dans le dernier vers, « souverain » exprime bien une nature précieuse. Mais « phénix divins » sonne trop mal, autant réutiliser oiseau (鳥) qu’après tout on trouve (avec la crête) dans 鳳.
妾 : « votre servante », mieux que « je » pour garder la troisième personne de modestie : c’est l’expression équivalente en français dans un contexte similaire : même idée d’abaissement, mais on est monogame en Occident. D’ailleurs, remarquons par chance qu’à l’époque de Molière, l’expression « je suis votre servante (ou votre serviteur) » signifiait de fait un refus ferme et vigoureux : c’est exactement ce qu’on cherche à exprimer ici.
是 : « est », mais en chinois classique (et même moderne), c’est bien plus, car il est généralement sous-entendu : s’il est exprimé, c’est l’affirmation d’un état ou d’une présence. On peut le traduire par « est bien », « est vraiment » ou par d’autres périphrases : la place manque ici.
庶人 : littéralement : « une personne de la multitude, quelqu’un du peuple ». « Du commun » traduit l’idée et le génitif inattendu met un peu mieux en valeur le « est » qui précède... Un discret contrepoint en rime (« -un » n’est pas « -ain »), qui lie l’ensemble.
宋王 : « Song souverain » ne semble pas bizarre avec la quadruple allitération en « s », qui donne du dynamisme au vers.
Reste 不樂 pour lequel plusieurs solutions ont été examinées. « Nulle joie » a été envisagé, c’est le plus littéral avec ce mot « joie » signifiant et beau, mais là encore cela forme une phrase nominale qui en français tend à transformer la chanson ancienne en une litanie étrange. « Nulle joie aux oiseaux divins » est aussi source d’ambiguïté : nulle joie pour qui ? C’est « nulle joie à fréquenter les phénix ». Le chinois, dépourvu de tout l’attirail des prépositions, pluriels et autres conjugaisons et déclinaisons, fait son affaire de ce genre d’ambiguïté, mais seul le contexte l’indique dans la phrase française. Le parallélisme entre les vers 2 et 4 du second quatrain est justement accentué en chinois, faute de conjugaison : il est préférable de faire ici de même : « sans se plaire à » présente ces avantages, le pronom personnel « se » renforce aussi discrètement la présence de la poétesse.
樂 peut être nom ou verbe, comme ici. Il faut absolument conserver la négation : dans ces conditions les choix sont limités.
Liberté, mort et mémoire
La signification du poème est claire : on a voulu contraindre Dame He à un sort qu’elle refuse, comme l’oiseau qui vole plus haut que tout filet, elle conservera sa liberté et fuira de toute façon quoiqu’on fasse – dans la mort. La métaphore de l’oiseau est filée avec les corbeaux et pies qui vivent heureux entre eux et n’aspirent pas à fréquenter des oiseaux plus prestigieux : le phénix est très vite devenu en Chine le symbole de l’empereur.
Ainsi son geste se trouve-t-il clairement expliqué et motivé. Remarquez que la justification est énoncée seulement après l’énonciation de la décision : c’est une fable avec moralité, mais cela a aussi pour effet de mettre en valeur le refus de Dame He du sort auquel elle se trouve contrainte. Il y a une porte qui claque dans « 不樂宋王 », un acte d’indépendance et de liberté – au prix de la vie, certes – d’une femme de noble caractère vis-à-vis d’un tout puissant.
On s'est efforcé, par une traduction sobre de cette chanson, de retracer en langue française l’évènement littéraire unique qu’à constitué la rédaction de ce poème par une qui refusa fièrement de renoncer à son intégrité, et dont, dans sa concision et sa simplicité, le poème qu’elle rédigea porte, pour l’éternité du monde humain, le signe de la révolte.
Le texte original de ce poème a été présenté par Florence Hu-Sterk dans son anthologie commentée de poèmes d’amour chinois : Ainsi bat l’autre cœur (情詩百首), Paris, Editions You Feng, 2008, 208 p., ISBN : 978-2-84279-339-5.