Poème calligraphié par l'empereur Huizong

Anthologie bilingue de la poésie chinoise tardive : Vent du Soir

Poèmes chinois

Sur deux vers de Yan Jidao (suite)

… ou les tribulations des traducteurs chinois en poésie chinoise classique (seconde partie)

[Extrait pages 17 à 20 :]

Comment analyser le poème ci de Yan Jidao écrit sur l'air de Zhe Gu Tian « Ces retrouvailles sont-elles un rêve ? »

(…)

Comme souligné précédemment, les troisième et quatrième vers (en gras) du poème de Yan sur l'air de Zhe Gu Tian sont interprétés de façon très différente par les traducteurs. L'une des causes de ces opinions divergentes dans l'interprétation des vers de Yan pourrait être liée à la structure des deux phrases, qui est pour le moins ambiguë. Aussi difficiles à interpréter qu'ils apparaissent, les érudits s'accordent en général sur le fait que les deux vers sont écrits avec élégance. [Les érudits en question me semblent plutôt avoir l'air de ne pas désirer s'embarrasser du problème. C'est surtout Edward Chang qui va montrer brillamment cette élégance par la suite de son propos !] Le problème réside dans le fait que la structure de la phrase n'est pas parfaitement définie ni évidente. Par exemple, il est difficile d'identifier ce qui représente le sujet et ce qui représente le verbe.


Revenons de plus près sur ces deux phrases dans l'original :


舞低楊柳樓心月,
歌盡桃花扇底風。


En comparant attentivement ces deux vers, on constate qu'il forme un couplet structuré par un parallélisme. Bien que le parallélisme ne soit pas en principe requis pour les ci, certains poètes de leur initiative firent le choix d'utiliser des vers parallèles. Ce parallélisme est assez fréquent dans les poèmes écrits selon l'air de Zhe Gu Tian. [La raison en est simple : ce ci 詞 présente la particularité d'être écrit uniquement en heptasyllabes, comme les plus fréquents poèmes réguliers shi 詩 à partir de la dynastie des Tang. Les poètes sont alors naturellement incités à transposer des procédés spécifiques à la poésie régulière.]

Si les traducteurs se rendent compte que les deux vers présentent une structure parallèle, il leur sera possible de déterminer la fonction de chaque mot dans la phrase. Par exemple, si nous savons que 楊柳樓 est un nom propre au troisième vers, nous pouvons supposer logiquement que 楊柳 et 桃花 jouent l'un et l'autre le rôle d'adjectifs qui déterminent les noms, respectivement 樓 et 扇. Si le deuxième caractère du premier vers indique une action, alors le caractère de même position dans le second vers jouera aussi le rôle d'un verbe.

[Observation décisive : ce parallélisme est en effet ce qu'il fallait remarquer pour comprendre les deux vers, et le raisonnement d'Edward Chang qui va suivre est tout à fait clair et pertinent. Pourquoi donc ses prédécesseurs se sont-ils montrés manifestement incapables d'identifier cette structure si fréquente en chinois classique ou d'en tirer les conséquences ?]


Nous y verrons plus clair en séparant les sept caractères de chaque vers selon le rôle qu'ils jouent dans la phrase :


	舞  低   楊柳樓  心  月,
	歌  盡   桃花扇  底  風。


D'après la configuration qui précède, nous pouvons raisonnablement supposer que les verbes dans les deux phrases sont 低 et 盡. Dans ces conditions, les caractères 舞 et 歌 jouent-ils respectivement le rôle de sujets de ces deux verbes ? En bref, ma réponse est non.

Une analyse bilingue m'amène à croire que ces deux vers sont en réalité constitués de deux sujets et deux verbes. Nous pouvons mieux voir les relations grammaticales si nous redisposons les mots comme suit :


	舞 :   月    低     楊柳樓  心,
	歌 :   風    盡     桃花扇  底。  


En déplaçant 月 et 風 depuis la dernière position jusqu'à la deuxième position, nous pouvons affirmer que le sujet du verbe 低 est 月 et non 舞. Selon le même principe, 風, et non 歌, doit être le sujet de 盡. Dans ce cas, quelle est la fonction grammaticale de 舞 et 歌 respectivement ? Selon moi, chacun de ces deux caractères joue le rôle du verbe dans une construction elliptique où le sujet omis dans les deux cas devrait être la chanteuse ou le pronom « elle ».

Si l'on s'interroge sur le motif de la position des caractères 月et 風 en fin de vers, le motif est que le caractère 風 rime avec les autres mots placés en rimes dans le poème. Selon une perspective bilingue, chacun des deux vers de sept caractères, suivant la terminologie de la grammaire anglaise, représentent deux propositions indépendantes. De manière littérale, nous pouvons traduire ces deux vers comme suit :


Elle dansa sans s'arrêter : la lune était plus basse que le « cœur » de la Tour des Saules ;
Elle continua en chantant : le courant d'air cessa au bas de l'éventail aux fleurs de pêchers.


Si l'on utilise la conjonction « jusqu'à » pour relier les deux propositions indépendantes, le sens devient clair :


Elle dansa sans cesse jusqu'à ce que la lune descendît plus bas que le plancher de la Tour des Saules.
Elle continua en chantant jusqu'à ce que le courant d'air cessât au bas de l'éventail aux fleurs de pêchers.


(...)

[Fin des extraits cités de l'ouvrage]


Compléments et conclusion

L'interprétation d'Edward Chang pour ces deux vers ne laisse aucun doute. Arrêtons-nous un peu plus longuement pour tenter d'en comprendre un peu mieux la structure et de mieux cerner la raison pour laquelle Yan Jidao a choisi de les rédiger ainsi.

Avait-il seulement la latitude de faire autrement ? Il est bien entendu contraint par la métrique du ci, mais aussi, pour la seconde phrase, par la rime qui doit répondre à 鐘 zhōng (au premier vers), 紅 hóng (au deuxième vers), 逢 féng (au quatrième vers), 同 tóng (au septième vers) et 中 zhōng (au dernier vers) : comme le remarque Edward Chang, c'est ce qui conduit à la position de 風 fēng en fin de vers.

Le parallélisme est par contre un choix de sa part, fondé sur le souvenir de la double performance de la demoiselle en chant et en danse ; il veut insister aussi sur sa durée, en recherchant des images appropriées (c'est après tout ce qui en a gravé le souvenir dans sa mémoire !). Il peut donc être amené à utiliser la structure si courante de la langue chinoise classique (et même moderne) du thème suivi de son commentaire : « Pour ce qui est de danser, voici ce que j'ai à dire ; pour ce qui concerne le fait de chanter, voilà de même ».

L'autre caractéristique de la phrase est l'inversion du sujet. Dans son excellent ouvrage Chinese through poetry [référence 2], le regretté Archie Barnes fait partager son immense expérience en soulignant page 136 qu' « il n'est pas rare dans les vers chinois (et également mais moins fréquemment en chinois moderne) de trouver des sujets qui suivent le prédicat (= le verbe) quand le verbe n'est pas un mot répété » (…). « À ce qu'il semble, (cette structure peut concerner) n'importe quel verbe intransitif avec un sujet indéfini, et même un sujet comme « la lune »». Il cite plusieurs exemples, dont celui-ci, de Wang Wei 王維 :


		渡頭餘落日 
		墟里上孤煙

  Au bout de la jetée s'attarde le soleil couchant,
  Au dessus du hameau s'élève une volute solitaire.


C'est exactement cette structure qu'utilise Yan Jidao ici, et pour laquelle Barnes précise : « Il ne faut pas considérer ceci comme une licence poétique mais (au moins en principe) comme une caractéristique normale de la grammaire chinoise ». C'est ce qu'on appelle enfoncer le clou.


Reste à préciser les raisons qui ont conduit Yan Jidao à cette inversion. Il faudrait en citer davantage d'exemples, mais il me semble que, superposée à celle du thème suivi de son commentaire, c'est surtout la structure du verbe suivi de son résultat qui est en jeu ici. Elle impose, pour être lisible sur l'empan inhabituel d'un vers entier, de juxtaposer les deux verbes : « danser à abaisser la lune... », « chanter à épuiser le courant d'air », ce qui permet aussi de mettre en valeur la durée du passage de la nuit. On trouve d'ailleurs dans le poème la même structure du verbe suivi de son résultat juste au dessus, au deuxième vers : 醉顏紅 « ivre à s'en faire rougir le visage », dans cet ordre, puisqu'il faut 紅 pour la rime… La construction adoptée par le poète est donc hardie dans sa recherche d'expressivité, mais nullement arbitraire.


L' analyse d'Edward C. Chang m'a permis pour finir d'écrire une traduction du poème de Yan Jidao plus facilement et en réduisant le risque de tomber dans les errements de nos prédécesseurs. Qu'il en soit ici remercié !


Références des ouvrages cités :

[1] The Best Chinese Ci Poems – A bilingual Approach to Interpretation and Appreciation, Translated and Annotated by Edward C. Chang, Emnes Publishing, 2012. ISBN : 978-1469910796


[2] Chinese through Poetry – An introduction to the Language and Imagery of Traditional Verse by A.C. Barnes, Alcuin Academics, 2007. ISBN : 1-904623-51-4