Poème calligraphié par l'empereur Huizong

Anthologie bilingue de la poésie chinoise tardive : Vent du Soir

Poèmes chinois

Les formes poétiques de la littérature chinoise tardive : les 詩 et 詞 des Song

Formes héritées et formes nouvelles

Dans la présente anthologie, les poèmes que l’on désigne par shi 詩 relèvent de la poésie dite « régulière » dont les règles furent fixées aux époques antérieures aux Song, et en particulier sous les Tang (618-907) où cette poésie régulière connut son plein épanouissement. Elle resta toutefois en usage à toutes les époques ultérieures de la littérature chinoise classique. D’autres poèmes que l’on rencontrera ici sont des ci 詞. Cette forme poétique, dont Li Yu 李煜 fut l’un des principaux promoteurs au début des Song, est la plus caractéristique de cette période dynastique où elle fut principalement et très abondamment pratiquée.



Les tons de la poésie chinoise

Le chinois classique est une langue monosyllabique, en ce sens qu’à chaque caractère correspond à la fois un mot pour la sémantique, une syllabe pour la sonorité et un pied pour la métrique. Plus précisément, la prosodie poétique en chinois classique distinguait deux groupes de sonorités :

- les tons plats 平, répartis en 陰平 et 陽平 qui correspondent aux premier et deuxième tons du mandarin moderne ;
- les tons défléchis 仄, qui pouvaient être « ascendants » (上) ou « sortants » (去), ce qui correspond respectivement aux 3ème et 4ème tons du mandarin moderne. Un troisième ton défléchi dit « rentrant » (入) notait des diphtongues terminées par -p, -t ou -k, qui persistent en cantonais ou dans d’autres langues chinoises, mais ont disparu en mandarin, où elles se sont réparties sur les quatre tons.

Le ton plat était chanté deux fois plus long que le ton défléchi.



La poésie régulière (詩)

Ce qu’on appelle la poésie régulière comporte le lushi 律詩, composé de deux quatrains de 5 ou 7 syllabes, et le juéju 絕句, composé d’un seul quatrain isolé du même type. Dans ces poèmes réguliers, chaque vers correspond à une proposition indépendante, donc à une unité sémantique en soi ; l’enjambement ou le rejet d’un vers sur l’autre est très rare. La césure du vers se fait après le second caractère dans le cas des pentasyllabes, après le quatrième caractère dans le cas des heptasyllabes. La rime, qui est conservée d’un bout à l’autre du poème, n’apparait qu’aux vers pairs, ainsi qu’au premier vers s’il est au ton plat.

Les tons portés par les mots-caractères suivent à l’intérieur de chaque distique d’un quatrain un schéma précis de succession de tons plats et défléchis qui s’inversent d’un vers à l’autre, les tons plats devenant défléchis et inversement, constituant ainsi un « contrepoint tonal » ; le schéma défini de la sorte se répète d’un quatrain à l’autre dans le cas du lushi. Dans ces schémas subsiste toutefois une certaine souplesse : certains tons en principe plats peuvent pourtant être défléchis, certains tons en principe défléchis peuvent être plats. Par exemple, en notant ─ pour un ton plat, │ pour un ton défléchi, ┴ pour un ton plat éventuellement défléchi, ├ pour un ton défléchi éventuellement plat, (R) la rime, l’un des schémas que peut suivre un quatrain heptasyllabe est le suivant :
│ │ ─ ─ ─ │ │
┴ ─ ├ │ │ ─ ─ (R)
─ ─ │ │ ─ ─ │
│ │ ─ ─ │ │ ─ (R)

À cette alternance tonale s’ajoute un parallélisme sémantique et grammatical qui porte, pour le lushi, sur les 3èmes et 4èmes vers, puis sur les 5ème et 6ème, et pour le juéju sur les deux premiers : ainsi dans les deux vers concernés, les caractères de même rang correspondent à des objets ou des concepts de même nature et jouent un rôle grammatical identique. Même si les poètes prennent souvent des libertés avec ces règles, il s’agit là d’une structure extrêmement répandue en chinois classique, où elle permet de structurer le discours, y compris en prose, et elle se retrouve également dans certains vers des 詞 de même longueur. Un exemple caractéristique de parallélisme apparait dans le distique suivant d’Une nuit au Palais des Grottes Célestes 宿洞霄宮 de Lin Bu 林逋  :

(adjectif évoquant une couleur)vertjadéite
(nom d’un élément principal de paysage)bosquettorrent
(verbe de déplacement de liquide)tâcher, goutter, maculercouler
(adjectif de couleur)blancrouge
(nom d’un élément secondaire de paysage)nuagefeuille

Le chinois est une langue pauvre en phonèmes distincts, d’où de nombreuses homonymies entre les caractères ; de ce fait, le nombre de rimes possibles est très limité, environ deux cents. Elles furent codifiées sous les Tang puis sous les Song par des dictionnaires où les mots-caractères étaient classés selon les différentes catégories tonales.



L’ode (詞)

Le 詞 (« poème à chanter » ou « ode ») est une forme poétique constituée de vers de longueur irrégulière, qui suit un schéma prosodique fondé sur les tons et issu d’un morceau de musique particulier, sur lequel l’ode pouvait en principe être chantée. De nombreux poètes s’attachèrent à composer de nouvelles mélodies à cet usage, et il en existe environ huit cents. C’est aussi l’air sur lequel le poème était composé qui en donnait le titre, qui n’a le plus souvent plus de lien avec le thème réel du 詞.

Cet air musical fournissait donc aussi bien les strophes, le nombre et la longueur des vers, l’emplacement et la nature des rimes, que les tons des mots-syllabes à l’intérieur de chaque vers.

Chacun des vers comprenait ainsi un nombre variable de mots-syllabes, selon un schéma prosodique fixe avec, comme pour la poésie régulière, quatre catégories phonétiques : les syllabes plates ( ─ ), défléchies ( │ ), plates susceptibles d’être défléchies ( ┴ ), défléchies susceptibles d’être plates ( ├ ).

Ainsi le travail du poète lors de la composition d’un 詞 consistait, en obéissant également à certaines rimes, à trouver pour chaque pied un mot du ton convenable pour l’insérer dans la succession tonale donnée par la musique. Par exemple, dans la présente anthologie, Li Qingzhao 李清照 et la courtisane Yan Rui 嚴蕊 composent sur l’air de Comme en rêve 如夢令 (poèmes Sur l’air de « Comme en songe » et Sur l’air de « Comme en songe »), qui correspond au schéma suivant :
├ │ ├ ─ ┴ │(R)
┴ │ ├ ─ ┴ │(R)
├ │ │ ┴ ─
├ │ ├ ─ ┴ │(R) ┴ │ ┴ │(R) (deux mots répétés)
├ │ ├ │ ─ ┴ │(R)

Chaque air permettait donc de suggérer une atmosphère rythmique et harmonique particulière à travers la succession des vers et des différents tons associés aux mots, en jouant sur leurs oppositions en un savant équilibre ; ce pourquoi l’on parle aussi de « contrepoint tonal » à propos des 詞 des Song.

La forme prosodique particulière du 詞 ouvre à l’expression poétique un domaine de possibilités expressives plus large que celui de la poésie régulière. En particulier, l’irrégularité parfois notable de la longueur des vers dans les 詞 a fluidifié la structure sémantique des poèmes, en favorisant l’étalement des propositions sur plusieurs vers, avec des coupes beaucoup plus libres, des rejets, susceptibles comme en poésie occidentale de mettre en valeur certains mots. Par exemple, dans le poème de Li Qingzhao 李清照 Sur l’air de « Le printemps aux Tombeaux-des-Braves » 武陵春  : 只恐雙溪舴艋舟 載不動許多愁

Je crains pourtant que sur les Deux-Rivières 
	une sauterelle, ce frêle esquif,
Ne puisse emporter autant de chagrin.

Bulle